Nous rencontrons Arthur à sa sortie de l’hôpital Edouard Herriot de Lyon. Là-bas, le personnel médical du service dentaire l’a gardé plus d’une matinée afin de lui administrer des soins provisoires, mais surtout afin de déterminer les soins dont il devra bénéficier à l’avenir.
Tout juste 24 heures se sont écoulées depuis son passage à tabac par des forces de police lors de la manifestation du 10 décembre à Lyon, pourtant nous voilà étonnés par le pragmatisme et la détermination qu’il porte et auquel il nous habituera durant tout l’entretien. Nous cherchons malgré tout à le ménager, à juste titre, car il nous confie ne pas avoir « fermé l’œil de la nuit ». Tantôt il évoque son impression d’être pris dans une cadence folle n’ayant de cesse de s’emballer, tantôt il évoque les « 3 heures minimum » qu’il lui a fallu pour réaliser qu’il était « défiguré » des suites de ce qu’il lui a vécu. Seulement parce que nous lui posons la question, il dresse le bilan des neuf fractures qui endommagent ses dents ainsi que sa mâchoire supérieure. Ce qui l’oblige à revoir son régime alimentaire et son sommeil ; par-dessus le marché il n’a pas le choix que de redéfinir le moment de se rendre en haute montagne, où un emploi saisonnier en tant que barman l’attend déjà au moment où nous lui parlons. Il ajoute à ce bilan, sa tentative la veille au soir d’un dépôt de plainte auprès du commissariat du 8ème arrondissement de la ville, mais cela s’est soldée par un « on ne portera jamais plainte contre nos collègues » et un « rendez-vous sur le site de l’IGPN ». En bref une réponse aussi expéditive que dédaigneuse.
Un pot commun est en ligne pour soutenir Arhur accessible sur lepotsolidaire.fr
À nos côtés, il tient particulièrement à revenir sur les lieux, c’est-à-dire aux abords de la place Bellecour, non pas pour « retrouver ses dents » s’autorise-t-il avec humour, mais pour retrouver la personne sdf qui lui a porté secours quand il était écroulé sur le bitume. Les « sans-dents » n’en déplaise à notre ex président, ne perdent pas une minute pour se venir en aide lorsque les mains armées du gouvernement adoptent une posture répressive. C’est à cette occasion qu’Arthur reconstruit devant nous la scène de la veille, dont nous résumons le point de départ d’après ses propres mots : « j’essayais clairement de me dégager de ce traquenard ». En effet, il effectue un mouvement de repli typique en cette fin de manifestation où l’air est particulièrement électrique. Il marche pour ce faire, avec calme, à l’opposé des zones gazées, du périmètre couvert par le camion à eau et des échauffourées à côté desquelles il n’est pas bon de passer. Il entend alors des « insultes » entre les CRS et des « vieux de la CGT ». Ces derniers attendent près de leur camionnette afin d’avancer en cortège avec le reste des troupes ; celles-ci sont retardées par la quantité de gaz, les détonations de grenades de désencerclement ou encore par l’animosité ambiante de part et d’autre. Il souligne la « passivité » qui caractérise son état alors qu’il continue à vouloir s’éloigner de la place. C’est alors qu’en passant, au beau milieu de l’échange peu amical qui oppose le petit groupe de militants à celui des policiers, il est violemment saisi par la capuche et jeté entre ces derniers qui le matraquent, le rouent de coups au sol.
Arthur s’estime de bonne foi lorsqu’il déclare avoir été tabassé furieusement et sans la moindre raison valable. « Peut-être ai-je tort et peut-être qu’ils ‘trouveront’ plus tard ce que je pouvais bien faire de mal » ajoute le jeune homme. Cette petite phrase que nous restituons, illustre un souci de probité qui vraisemblablement ne le quitte jamais, pas même dans un moment pareil. Il émet cependant des réserves quant à savoir si ceux mis en cause en feront de même. Autrement dit, si l’IGPN, ladite « police des polices » – dont les bureaux ne sont pas indépendants du commissariat où il doit se rendre – s’attellera à un examen impartial et conséquent. Puis, il fait une transition en en appelant au « bon sens » d’après ses propres mots. Ce « bon sens » qui semble avoir manqué aux policiers qui l’ont attrapé alors qu’a priori il ne représentait pas une menace imminente. Difficile également de convoquer la légitime défense alors que le rapport de force, s’il en était un, était pour le moins dissymétrique. D’un côté ces professionnels formés au maintien de l’ordre, doués d’uniformes, d’armes et faisant bloc entre coéquipiers et de l’autre un jeune homme seul, bras ballants et dont l’identité n’est pas dissimulée. Pas même une sommation préalable selon Arthur. Dès lors, les questions qui taraudent Arthur, ses proches, les manifestants qui étaient là, l’opinion publique en général, sont les suivantes : Y avait-il nécessité absolue de recourir dans les circonstances connues à la force ? Y avait-il de quoi se défendre légitimement ? Si oui, la riposte groupée manu militari était-elle proportionnée à la menace ? Arthur souhaiterait que l’on n’oublie plus jamais ce « bon sens », encore moins si nous voulons sortir de ce climat national, pétris de tensions, pour une meilleure issue collective.
La priorité que s’est donnée Arthur est de retrouver sa santé. De toute évidence c’est une condition importante pour que sa détermination reste intacte, pour qu’il ne se résigne pas et qu’il fasse le nécessaire pour faire accepter la vérité sur ce qu’il s’est passé ce 10 décembre à Lyon. Son appel à témoins sur les réseaux va en ce sens et s’avère fécond. Déjà les retours abondent, notamment grâce aux témoins directs, ainsi que les cameramen, photographes amateurs qui offrent des contenus parlant de cette séquence urbaine. Voilà pourquoi il veut que « lumière soit faite » sur des faits graves, qu’il sait malheureusement nombreux et que l’on commence à répertorier efficacement, au moins depuis le début du mouvement des Gilets jaunes qu’il suit car cela donne la parole à tout le monde. Combien de cas, se questionne-t-il, avant que l’on cesse d’en parler comme s’il s’agissait à la surprise générale d’ « accidents », d’« exceptions » ou encore de « bavures ». Concrètement, c’est le déferlement des soutiens qui lui confirme ne pas être isolé et qui lui fait dire sans ambages « qu’il faut que ça cesse ! ». Il reçoit en effet un soutien d’une grande ampleur de la part d’autres victimes de violences policières, des comités partenaires qui assument visibilité, défense et protection de ces personnes, des activistes qui luttent contre ce type de violence et leur impunité ainsi que d’autres personnes hélas accoutumées à voir ce genre de choses lors de manifestations. Son souhait de voir sa procédure aboutir, d’obtenir une juste réparation pour les préjudices subis, s’accompagne d’un espoir, celui de voir un peu se dissiper le sentiment répandu d’une impunité autour de ce genre d’affaires.
Avec conviction, il dit ne pas du tout croire que l’on puisse un jour « arrêter la machine », bien au contraire, il considère que la « machine » sociale, subissant toujours plus de répression ne meurt pas, mais voit ses convictions démocratiques se renforcer. Le pouvoir discrétionnaire que s’arroge certains fonctionnaires de police, lui font penser que le gouvernement aurait en réalité peur des mobilisations sociales même les plus pacifiques. Il s’aventure dans une comparaison, nous décrit comment à ses yeux la police se comporte souvent comme une bête dont la charge ne résulte pas tant d’un mauvais instinct, que d’une représentation erronée qu’elle se fait du danger. Que la police ait peur de la foule de manifestants, cela découle de la communication du gouvernement relayée partout dans les médias qui amalgame le droit de manifester avec un acte violent. Arthur regrette que l’argument des « factions violentes » dans la masse des manifestants, constitue un prétexte pour ne pas traiter les questions de fond. Reste qu’aujourd’hui l’exercice du maintien de l’ordre en France, est un exercice dont les manifestants craignent les déviances.
Nous demandons à Arthur s’il était au fait de ces pratiques déviantes avant d’en être victime. À cette question, non seulement il répond positivement, mais s’appuie sur des exemples glaçants dont il a été témoin à Toulouse. Nous discutons de la régularité de ces violences, du fait qu’elles perdent également l’opacité qui contribuait à leur minimisation. Elles sortent des quartiers populaires et s’invitent pour une durée indéterminée en place publique, ce qui par conséquent donne à voir de plus en plus les tactiques hautement questionnables de démonstration de force, d’intimidation ou de provocation des individus et des foules. L’affaire d’Arthur nous semble être un exemple de plus, venant alimenter les critiques régulièrement émises au sujet des méthodes de mise en œuvre du maintien de l’ordre. De plus, son affaire révèle en quoi la seule vigilance du manifestant « suiveur » – qui cherche à rester aux endroits relativement pacifiés – peut être aussi bien insuffisante que la spontanéité avec laquelle les manifestants sortent appareils photo et téléphones quand quelque chose capte leur attention. D’ailleurs, ceux qui persistent à filmer ce moment ne sont pas moins exposés à des risques d’une riposte policière, à l’instar du vidéaste amateur dont la vidéo a été diffusé en live, montrant à la fois le moment où Arthur est attrapé et battu par la police, et le moment où lui-même est atteint au coude par une grenade de désencerclement. À croire que les possibilités nouvelles offertes par ces outils numériques et les réseaux sociaux ne plaisent pas beaucoup aux forces de l’ordre. Cependant, la tendance est à la hausse de ces photographes/vidéastes amateurs qui, au mieux détiennent des preuves compromettantes contre les agissements des forces de l’ordre, ou a minima déjouent la rhétorique politique qui accuse exclusivement la violence du côté des manifestants. Arthur nous dit qu’il partage le sentiment d’une partie des français, de vivre en même temps une mobilisation sociale forte et un tournant autoritaire. Contrairement à ce qu’il espérait, la « table du dialogue et de la négociation » reculent, quand la réponse policière gagne du terrain et connaît des mutations.
Rien qu’à Lyon entre le vendredi 5 décembre et le mardi 10 décembre, au minimum trois cas médiatisés car connus ont choqué : en commençant par un lycéen de 15 ans touché en pleine mâchoire par un tir de LBD à proximité du blocage de son établissement, une vidéo partagée sur les réseaux dans le courant du week-end montre ensuite un nourrisson gazé aux abords d’une manifestation, jusqu’à dernièrement la photo d’Arthur ensanglanté. Il ne fait plus de doute que l’usage des moyens dont les fonctionnaires de police disposent manque souvent d’être réglementaire, c’est-à-dire absolument nécessaire et proportionné aux circonstances. Tout juste 23 ans et Arthur pense avoir perdu la confiance qu’il plaçait dans la police.
Une seule crainte préoccupe Arthur, c’est qu’en dépit du soutien dont il bénéficie horizontalement, son expérience de violence policière se voit diluée parmi d’autres et qu’au niveau proprement politique aucune mesure ne soit prise. D’autres cas, mis au-devant de l’opinion public, ont permis d’aborder la dangerosité et l’usage réglementaire des armes, dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. Ceci dit, son affaire pose des questions plus radicales encore car l’usage des armes et des dommages collatéraux en constitue moins le cœur. Il s’agirait plutôt de lever le voile sur les pratiques d’intimidation, les « effets de meute » dont parle Arthur, ou encore la répression policière gratuite à l’état brut. Cette affaire devrait permettre d’ouvrir sérieusement le débat sur l’encadrement des agissements individuels et collectif des effectifs a priori formés et habilités au maintien de l’ordre dans notre pays. L’instrumentalisation d’une minorité d’émeutiers urbains dont le gouvernement actuel s’est servi pour disqualifier toute une foule de manifestants, majoritairement pacifique, aurait-elle en même temps permis d’apporter une caution étatique à toutes ces pratiques ? N’y a-t-il pas de problème à ce que la banalisation de la réponse policière comporte avec elle un nombre croissant de déviances policières, mettant en danger la vie des personnes, et qui quand elles ne sont pas passées sous silence n’en sont pas pour autant punies ?
« Frapper un manifestant à terre c’est se frapper soi-même », Maurice Grimaud dans sa lettre du 29 mai 1968 adressée au préfet de police et individuellement à tous les policiers.