Voici plus d’un mois que les Polonaises battent le pavé contre la quasi-interdiction de l’avortement prononcée par le Tribunal constitutionnel. Alors que la contestation fait toujours rage et que la répression se durcit, certains entrevoient les soubresauts d’un gouvernement aux abois.
Le 22 octobre dernier, le Tribunal Constitutionnel Polonais, qui n’est depuis 2016 qu’une émanation du parti au pouvoir Droit et Justice (PiS), rendait un arrêt proscrivant l’avortement pour les cas de malformation du fœtus, qui constituaient jusqu’ici la quasi-totalité des interruptions de grossesse pratiquées légalement. La décision jugeait l’IVG inconstitutionnelle.
À ce coup de tonnerre succédait une contestation nationale spectaculaire, ralliée sous l’éclair rouge qui orne les bannières du mouvement Ogólnopolski Strajk Kobiet (Grève générale des femmes). Le 30 octobre, les quelques 100 000 personnes qui défilaient à Varsovie ne donnaient à voir qu’une infime fraction de la mobilisation. Depuis le 22 octobre et jusqu’à aujourd’hui, grèves, blocages, marches et happenings s’enchaînent dans tout le pays. Les organisatrices notent que 90% des rassemblements dénombrés se sont tenus dans des villes de taille modeste.
Les jeunes langues en fleur
Si les manifestantes usent de méthodes pacifiques, le langage s’est fleuri par rapport aux mouvements pro-IVG des années précédentes. « Cassez-vous » et « que le PiS aille se faire foutre » sont désormais les slogans les plus en vogue, en résonance avec une colère qui s’aiguise. La mobilisation massive et vigoureuse de la jeunesse, jamais observée jusqu’alors, n’est peut-être pas tout à fait étrangère à cette véhémence.
Ces dernières semaines, le camp du PiS émet des signes de faiblesse, au moment-même où la répression se durcit à renfort de gaz lacrymogènes, arrestations et autres pratiques douteuses.
Antiterroristes déguisés en milices nationalistes
Le 18 novembre dernier, le blocage de la Diète (parlement) à Varsovie devait constituer le nouveau grand rendez-vous du mouvement. Mais, ainsi qu’ont ironisé certaines, « la Diète s’est bloquée toute seule ». Un dispositif policier monumental a empêché quiconque de s’en approcher. Les manifestants s’étaient alors rabattus vers le siège de la Télévision polonaise nationale (TVP), organe de propagande pro-PiS notoire.
Lors du rassemblement, des groupes d’individus habillés en civil et sans insigne, équipés de gazeuses et de matraques, ont fait irruption dans la foule avant d’attaquer les manifestants. Une députée présente sur place rapporte que tous croient alors subir une embuscade de milices nationalistes. Des images filmées par un journaliste montrent une armoire à glace, vêtue d’un caban beige, progresser prudemment au milieu de la foule. Soudain, l’homme assène une rafale de coups de tonfa virtuoses à ses voisins de cortège, avant de s’exfiltrer avec agilité.
Selon l’enquête du magazine d’investigation oko.press, ce commando infiltré se composait d’agents des forces antiterroristes. Des personnalités ont demandé aux autorités policières de répondre de cette opération scabreuse, sans succès. Outre les nombreuses interpellations et gazages constatés, plusieurs députées d’opposition se sont vu déchirer leur carte de parlementaires par des policiers.
Des « éclairs de SS » et du « sang sur les mains »
Jaroslaw Kaczynski, vice-premier Ministre, leader du PiS et figure de proue du gouvernement, est spécialiste des saillies d’huile sur les conflits embrasés. À la Diète, des députés lui ont demandé des comptes sur les exactions précitées. Il a alors répondu que l’opposition avait « les mains couvertes de sang », après avoir comparé le logo de Grève générale des femmes à « des éclairs de SS ».
Beaucoup de commentateurs estiment que cette attitude répressive et provocante trahit l’incertitude d’un pouvoir en perte de contrôle. Le PiS, disposant à la fois du gouvernement, de la présidence, du Tribunal Constitutionnel, du Parlement et des entreprises publiques, s’est illusionné sur son omnipotence. Celle-ci ne résiste pourtant pas au passage en force d’une mesure impopulaire, doublé de dissensions qui déchirent sa majorité et d’une gestion calamiteuse de la pandémie de Covid-19. Les derniers sondages d’opinion dévoilent une défiance historique envers les pontes du parti.
En même temps, relèvent d’autres analystes, c’était déjà le doute qui avait poussé Jaroslaw Kaczynski à soutenir la procédure contre l’IVG auprès du Tribunal Constitutionnel. Le président du PiS espérait ainsi couper l’herbe sous le pied des partis d’extrême-droite à l’influence croissante au gouvernement et dans les rangs de la coalition majoritaire. Tout en comptant sur la pandémie pour contenir les ardeurs de la société civile. C’est dire si le calcul était habile.
Quels horizons pour la contestation ?
Symptôme d’une certaine frilosité dans les rangs de la majorité, l’arrêté du Tribunal n’a toujours pas été publié au Journal Officiel. Au PiS, il se murmure qu’on temporise pour explorer la voie d’une « fenêtre interprétative » du texte qui assouplirait son application. Certaines voix prônent un retour au « compromis » sur l’IVG de 1993. Cette loi, en vigueur jusqu’à la décision du Tribunal Constitutionnel, comptait déjà parmi les plus restrictives d’Europe.
Pour les militantes de Grève générale des femmes, ces « compromis » ne sont que compromissions. Outre la possibilité d’avorter sans restriction jusqu’à la 12ème semaine de grossesse, le collectif revendique un programme ambitieux, incluant la laïcité de l’État et de l’éducation, des droits reproductifs complets, une lutte contre le viol et les violences conjugales et la protection des personnes LGBTQI+. Marta Lempart, Klementyna Suchanow et Agnieszka Czerederecka, protagonistes du mouvement, ont promis un mois de décembre effervescent.
Pour elles, le PiS s’embourbera dans la décrépitude politique du pays, aboutissement de sa propre gouvernance. Mais elles restent aussi prudentes quant aux ambitions de la coalition d’opposition chapeautée par le parti Plateforme Civique (PO). Celle-ci, composée de sensibilités politiques éparses, peine jusqu’ici à trouver un réel consensus sur l’avortement, et plus largement sur les questions sociétales. Les leaders de Grève générale des femmes n’ont pas d’ambitions électorales et comptent bien rester une force antisystème. « Nous avons beaucoup d’ennemis, car toute la scène politique polonaise est conservatrice. Nous maintiendrons la pression sur ceux qui succèderont au PiS s’ils font des erreurs », prévient Klementyna Suchanow.