L’élargissement des fichiers de police et de gendarmerie, où seront désormais renseignées au nom de la sûreté de l’État opinions politiques, appartenance syndicale et données de santé, suscite de vives inquiétudes que Gérald Darmanin s’efforce d’apaiser en réfutant toute volonté de surveillance de masse.
« Il ne s’agit pas de créer un délit d’opinion », a assuré ce jeudi sur France Info Gérald Darmanin à propos du projet de fichage pour la « sûreté de l’État », à l’heure où les restrictions imposées au nom de la lutte contre la pandémie de Covid-19 et la récente proposition de loi « Sécurité globale » valent à son gouvernement un procès en dérive autoritaire.
La veille déjà, devant les sénateurs, Gérald Darmanin avait affirmé qu’il souhaitait éviter de « retrouver les anciennes difficultés que notre pays a pu connaître ».
Le tollé « Edvige »
En 2008, le fameux fichier baptisé « Edvige », qui prévoyait notamment de recenser des personnes exerçant ou ayant exercé un mandat politique, syndical ou économique, avait suscité un tel tollé qu’il avait été retiré.
Publiés le 4 décembre après validation du Conseil d’État, trois décrets viennent de relancer la polémique en autorisant policiers et gendarmes à faire mention des « opinions politiques », des « convictions philosophiques et religieuses » et de « l’appartenance syndicale » de leurs cibles, alors que les précédents textes se limitaient à recenser des « activités ».
Identifiants, photos et commentaires postés sur les réseaux sociaux y seront aussi listés, tout comme les troubles psychologiques et psychiatriques « révélant une dangerosité particulière ». Outre les personnes physiques, les « personnes morales », telles que les associations, sont également visées.
« Les opinions et les activités politiques en lien avec les partis extrémistes, ceux qui prônent justement la séparation, la révolution, doivent être connues par les services de renseignement », a justifié Gérald Darmanin.
Trois fichiers concernés
Dans le détail, les décrets portent sur trois fichiers : le Pasp (prévention des atteintes à la sécurité publique) de la police ; le Gipasp (gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) des gendarmes et l’EASP (enquêtes administratives liées à la sécurité publique) utilisé avant le recrutement de fonctionnaires sur des postes sensibles.
Début novembre, 60 686 personnes étaient inscrites au Pasp, 67 000 au Gipasp et 221 711 à l’EASP, selon le ministère de l’Intérieur.
Auparavant limités aux hooligans et aux manifestants violents, ces fichiers recenseront désormais aussi celles soupçonnées d’activités terroristes ou susceptibles « de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République », une notion « floue » selon ses détracteurs.
Seules « des catégories de personnes délimitées sur la base d’éléments matériels concrets » y sont inscrites, assure l’Intérieur.
Ces ajouts ont été décidés « au regard des troubles graves à l’ordre public qui se sont développés depuis 2015 », début de la vague d’attentats djihadistes en France, et pour « répondre à l’évolution des besoins opérationnels », justifie-t-on place Beauvau.
« Régulariser » certaines pratiques
Les décrets permettent de « régulariser » certaines pratiques, écrit pour sa part la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), soulignant en creux que des données étaient auparavant collectées hors du cadre légal.
Le gendarme des données personnelles a toutefois dénoncé la rédaction « particulièrement large » de certaines catégories de données, notamment celles liées au « comportement », aux « déplacements » ou aux « pratiques sportives ».
« La nouvelle nomenclature est beaucoup plus détaillée, moins floue. Avant, on pouvait mélanger plusieurs informations dans un seul item », estime au contraire une source sécuritaire. Cette évolution crée l’émoi à gauche et dans les rangs des défenseurs des libertés.
Les décrets instituent « une police politique, une police de la pensée », s’insurgent les Syndicat des avocats de France (SAF) et de la magistrature (SM), qui veulent saisir le Conseil d’État, tout comme l’ONG La Quadrature du Net.
« L’ampleur et la portée de ces modifications interpellent », estiment des députés du « collectif » Écologie, démocratie, solidarité (EDS), composé d’ex-LREM, qui ont demandé par écrit des « explications » à Gérald Darmanin.
Le secrétaire général de Force ouvrière, Yves Veyrier, a lui écrit à la ministre du Travail Élisabeth Borne pour que « l’appartenance syndicale » soit retirée des décrets.
C’est « une atteinte supplémentaire à nos libertés les plus fondamentales », a dénoncé Europe Écologie Les Verts, tandis que le député et porte-parole du PS Boris Vallaud a demandé le « retrait » pur et simple des textes.
Photo Charles Platiau / Reuters