(crédits photo : Nina le Tumelin)
À Aubervilliers, un groupe de colleuses placarde des slogans tranchants sur les murs de leur ville. Entre féminisme, lutte sociale et provocation, elles s’inscrivent dans un combat qui s’accroît depuis un an et demi, en France et à l’étranger.
La veille, elles se retrouvent chez l’une d’entre elles, le salon encombré par des douzaines de feuilles blanches sur lesquelles sont peintes, à l’acrylique, des lettres noires en capital. Elles discutent, rigolent, attendent que la peinture sèche. Le moment est convivial. Le lendemain, elles se rejoindront tôt le matin, peu après la fin du couvre-feu, pour sillonner les rues. Seau de colle sous le bras, pinceaux et feuilles dans le sac à dos. Les « colleur.euses » d’Aubervilliers sont peu nombreuses, une petite dizaine réellement actives. Elles collent régulièrement, une fois par semaine minimum, revendiquant un militantisme à taille humaine. La plupart sont des femmes blanches, hétérosexuelles, issues de classe moyenne ou moyenne supérieure. « Coller reste une action militante de privilégié.es : il faut avoir le temps et l’énergie de s’y consacrer ». Privilège dont elles sont conscientes, et qu’elles considèrent symptomatique des injustices sociales qui gangrènent notre société. Elles ont entre 20 et 25 ans et sont presque toutes étudiantes : histoire de l’art, photographie, sciences politiques, sociologie… Leur démarche est une initiative citoyenne indépendante, qui contribue à sensibiliser sur les violences et les inégalités actuelles.
Féminicides et luttes sociales
Depuis août 2019 le mouvement des collages féministes se répand et perdure dans un grand nombre de villes françaises et étrangères. Le phénomène prend de l’ampleur et les slogans sont devenus omniprésents dans l’espace public. Aubervilliers ne déroge pas à la règle. Si on les voit apparaître sur les réseaux sociaux sous l’appellation « collages féminicides », commune aux groupes similaires en France, le champ d’action des albertivillariennes ne se réduit pas uniquement aux violences faites aux femmes. Il y a avant tout, chez ces colleuses, une volonté d’inclusivité. Il s’agit de réunir féministes et minorités dans une lutte commune. On peut ainsi lire, sur les murs de la ville, des slogans contre l’islamophobie ou les violences policières. Les militantes se tournent vers des problématiques qui concernent parfois directement les albertivillariens : l’errance des réfugiés qui, chassés de Paris, avaient trouvé refuge à Aubervilliers, avant d’être de nouveau expulsés ; l’agression antisémite d’une famille juive le dernier jour de Hanouka ; ou encore les jardins ouvriers menacés par le projet de piscine pour les Jeux Olympiques de 2024. Les slogans sur les violences conjugales ont une importance non négligeable : une des colleuses confie que, si aucun chiffre ne le prouve, ces violences sont un fait courant dans la ville. Un tabou officieux dont personne ne parle vraiment. Avec la crise du covid-19, ce sujet devient fondamental. Le confinement est un terrain favorable aux violences conjugales et intrafamiliales. Les militantes se sont ainsi empressées de coller au maximum des slogans préventifs accompagnés du numéro de téléphone contre les violences sexistes et sexuelles (3919).
Les militantes s’expriment principalement sur des sujets généraux et brûlants, dans le but de rappeler des réalités problématiques. Lorsqu’elles collent « 6,7 millions de français.es ont subi l’inceste », elles dénoncent crûment un phénomène de société, tout en le rendant le plus clair possible. « Un jour on a décidé de coller le slogan ‘Un violeur à l’intérieur’. Des jeunes sont venus nous demander ce qu’on entendait par là. On leur a alors expliqué les antécédents de Darmanin. » Attiser la curiosité, retenir l’attention des riverains en mettant en lumière des faits choquants et avérés, participent selon elles à favoriser le dialogue et la prise de conscience. Lorsqu’à Paris, un enfant s’arrête devant l’immense mur recouvert des noms de 657 victimes tuées par la police depuis les années 70, c’est à son père de lui expliquer pourquoi ils y ont été affichés. À cela s’ajoute une logique de prévention. Quelques jours avant le Nouvel An, les militantes ont décidé de coller plusieurs slogans mettant en garde contre les abus sexuels liés à l’alcool : « Si elle a trop bu laisse-la dormir » ou encore « L’alcool n’est pas une excuse ».
Se réapproprier l’espace
À Aubervilliers, une grande partie de l’espace public est majoritairement masculin. Depuis 2013, le collectif féministe albertivillarien « Place aux femmes » favorise la labellisation d’un certain nombre de cafés de la ville : en signant une charte, ceux-ci encouragent désormais la mixité au sein de leur clientèle. C’est dans cette logique de réappropriation de l’espace public que le groupe de colleuses envisage son action. Coller est illégal et apparaît comme un acte politique fort : faire fi de la loi pour imposer sa parole. Elles expliquent que, dans une société où la parole de la femme est minimisée et décrédibilisée, il est important que celle-ci soit mise en exergue. Il est nécessaire « de ne plus demander la permission pour ouvrir sa gueule ». Coller sur les murs, à la vue de tous, est donc une façon de se réaproprier un espace qui n’a pas été construit pour la femme, tout en s’octroyant une parole qu’on ne leur donne pas. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles ont fait le choix de coller en “mixité choisie” : les actions se font sans hommes cisgenres*. « Coller avec un homme reviendrait à reproduire le schéma patriarcal** qui consiste à avoir besoin d’un homme pour aller sur le devant de la scène, pour être crédible » et ce serait surtout agir avec « le représentant d’un système oppressif».
Pour les colleuses d’Aubervilliers, il est important que les outils de la lutte féministe ne soient pas réutilisés par des institutions ou organismes à d’autres buts que celui de la dénonciation militante. Elles pointent du doigt notamment la ville de Montreuil qui, à l’approche de la journée internationale des droits des femmes du 8 mars, lance une campagne « pour sensibiliser sur les questions de violences, de harcèlement, et d’inégalités » en utilisant sur ses affiches le graphisme des colleuses. La ville de Bordeaux affiche également, entre le 3 et le 9 mars, des panneaux similaires. Le problème : les militantes des communes n’ont pas été créditées pour cette reprise typologique de leur travail. Elles considèrent ces campagnes « hypocrites » venant de villes qui, le reste de l’année, arrachent leurs slogans dans un souci de propreté.
*personne dont l’identité de genre correspond à celle qui lui a été attribué à la naissance
**patriarcat : système social d’oppression des femmes par les hommes, dans lequel l’homme est placé comme norme universelle