Militante féministe, sociologue et ancienne chercheuse du CNRS, Christine Delphy a cofondé en 1970 le Mouvement de libération des femmes (MLF). Un an plus tard, elle signait dans Le Nouvel Observateur le fameux manifeste des 343 “salopes”. C’était le 5 avril 1971, il y a exactement un demi-siècle.
Depuis, elle n’a jamais cessé de s’impliquer dans le combat pour l’égalité des sexes et de se battre contre le patriarcat. Cinquante ans après avoir déclaré haut et fort, “Je me suis fait avorter”, s’exposant ainsi à des poursuites pénales, Christine Delphy revient pour le HuffPost sur cet événement historique. Elle porte aussi son regard sur l’évolution de la lutte féministe, de 1971 à 2021.
Le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, 343 femmes signaient le manifeste. Comment est née l’idée de cette déclaration?
L’idée est venue de deux journalistes duNouvel Observateur, Nicole Muchnik et Jean Moreau. Dans un premier temps, ils se sont adressés à Anne Zelinsky et à moi-même, comme têtes de pont du MLF que nous avions contribué à fonder. Nous étions très actives dans la lutte pour le droit à l’avortement et la libre disposition de son corps.
Lorsqu’ils nous ont suggéré, autour d’un café, l’idée du manifeste, nous avons tout de suite accepté. C’était une bonne manière d’atteindre le plus large public possible et de faire évoluer les mentalités. Avec l’aide de Simone de Beauvoir, nous avons ensuite réuni les 343 signataires. L’objectif était de rallier le plus de femmes possible à notre cause, tant des anonymes que des femmes connues que la notoriété protégeait d’une attaque en justice (Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Françoise Sagan ou Gisèle Halimi ont finalement signé, ndlr).
L’avortement était alors illégal en France. En déclarant publiquement avoir avorté, vous vous exposiez à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à la prison. Avez-vous eu des craintes avant de signer?
Personnellement, non. Signer était pour moi une évidence et le manifeste transcendait largement la crainte de poursuites pénales. Comme pour les 342 autres femmes. Toutes les femmes contactées n’ont pas accepté de signer le texte, mais 343 est un chiffre élevé pour un sujet qui n’avait encore jamais été abordé dans la sphère publique. Je n’ai pas signé pour moi, mais pour toutes les femmes et, particulièrement pour celles qui quotidiennement, mouraient après un avortement clandestin. À l’époque, personne ne militait pour l’avortement, considéré comme un grand pêché. Un peu après la parution du manifeste, j’ai appris avec tristesse que des femmes inconnues ou anonymes avaient été inculpées pour avoir signé le manifeste.
Le manifeste a sonné comme un coup de tonnerre dans l’opinion publique, prenant tout le monde de court. En quoi était-ce un geste nécessaire?
Il était urgent de dénoncer l’hypocrisie ambiante. Personne n’osait en parler, mais les femmes allaient à l’étranger, en Angleterre ou en Suisse pour avorter en cachette. D’autres avortaient dans la clandestinité en France et en mouraient à cause de problèmes d’hygiène! La situation était absurde, intenable et dangereuse pour les femmes.
L’avortement a été légalisé, mais il l’a été très mollement. Son accès restait difficile, comme c’est encore le cas aujourd’hui. »Christine Delphy, une des 343 signataires du manifeste pro-avortement.
Finalement, après une lutte institutionnelle et médiatique, vous avez gagné le 17 janvier 1975 avec la loi Veil…
Le manifeste a fait l’effet d’une bombe: c’était une grande première en France. Il a rendu l’avortement visible et en a fait une question politique. Mais le combat féministe ne se résumait pas au manifeste. Il y avait de nombreux sujets d’indignation comme la lutte contre le viol, contre les violences faites aux femmes… Un nombre croissant de groupes d’étudiants se formaient: la contestation prenait de l’ampleur. C’était une période d’effervescence.
Entre la publication du manifeste et la loi Veil, quatre longues années de combat se sont écoulées. Au sein du MLF, devenu le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) en 1973, nous avons mené des actions pour rendre visible une nouvelle méthode américaine d’avortement peu connue mais plus sûre, la méthode Karman, dite “par aspiration”. Plusieurs militantes se sont formées à cette technique et l’ont pratiquée à travers la France pour la rendre accessible au plus grand nombre.
En 1975, le gouvernement ne pouvait plus fermer les yeux. Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la République, a eu l’idée grandiose de demander à l’admirable Simone Veil de travailler sur une loi sur l’IVG. Mais rien n’était encore gagné. Si l’avortement a été légalisé, il l’a été très mollement car son accès restait difficile, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Ce n’est pas parce qu’une loi existe qu’elle est appliquée car le corps médical était souvent opposé à l’avortement des femmes. C’est malheureusement encore le cas aujourd’hui. Il nous reste un long chemin à parcourir.
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