Lundi 21 février, Vladimir Poutine a annoncé lors d’une allocution télévisée qu’il reconnaissait l’indépendance des régions séparatistes ukrainienne de Donetsk et de Lougansk avant de déployer ses troupes. Ce discours a été qualifié par Emmanuel Macron de paranoïaque. Un point de vue que ne partage pas Hubert Védrine.
Le 22 mars 2014, peu après l’invasion de la Crimée par la Russie, Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères était l’invité de Thierry Ardisson sur le plateau de Salut les terriens.
« Poutine a dit que tous ceux qui ne regrettent pas l’URSS n’ont pas de cœur et ceux qui veulent la reconstituer non pas de tête. Il essaye par des procédés qui sont critiquables et condamnables de redonner une sorte de dignité, de fierté au peuple russe qui a connu un effondrement épouvantable à la fin de l’Union soviétique en 91 et je pense qu’on a de la chance, qu’il ne soit pas sorti du peuple russe, compte tenu du traumatisme qu’il a connu dans les années 92, 93, pire que Poutine », disait l’ancien ministre de Lionel Jospin.
« Après la fin de l’URSS, il y a eu une désinvolture de la part des Occidentaux par rapport à la Russie, les Américains voulaient élargir l’OTAN, notamment à l’Ukraine, alors que c’était complètement injustifié. On a considéré que ça comptait pour du beurre ce que pensaient les Russes et il y a une réaction à cela. Qu’elle soit, violente, excessive, qu’elle pose des problèmes qu’il faut canaliser, c’est évident », avait-il ajouté non sans concéder que l’évolution de la psychologie de Vladimir Poutine le préoccupait.
« Madame Merkel a fait fuiter volontairement l’impression qu’elle a eue après une conversation avec Poutine. Elle a dit : il est dans un autre monde que nous. C’est inquiétant qu’il puisse avoir une sorte d’auto-excitation où le patriotisme, qui je le crois, est légitime, dégénère en une sorte de nationalisme excité et je pense qu’il y a un danger », prédisait Hubert Védrine.
L’analyse était fine et ces propos semblent prémonitoires à la lumière de l’allocution télévisée de lundi soir, au cours de laquelle Vladimir Poutine a annoncé reconnaitre l’indépendance des régions séparatistes ukrainiennes de Donestk et Lougansk, juste avant de déployer ses troupes. Emmanuel Macron, après des tentatives de négociations infructueuses avec son homologue russe, a qualifié cette intervention de paranoïaque, ce qui pourrait confirmer les craintes qu’avaient Angela Merkel et Hubert Védrine.
L’Histoire vue par les Russes
Mais ce dernier qui était l’invité de Ruth Elkrief, mardi soir sur LCI, ne partage pas ce point de vue. « C’est désolant, le Poutine de 2022 est notre création, cela n’aurait jamais dû arriver. Lors de ces premiers mandats, il était assez ouvert (…) Je regrette que personne ne revienne sur les erreurs des Occidentaux. Je pense qu’il représente quelque chose d’assez vrai dans la façon qu’ont les Russes de se sentir mal perçus. Je ne pense pas que cela soit un extrémiste sur ce sujet », a indiqué l’ancien ministre des Affaires étrangères, alors que cette allocution ubuesque et ce déploiement de troupes qui ravive une nouvelle fois le spectre de l’Anschluss ont créé beaucoup d’inquiétudes.
Mais quelle est cette version de l’Histoire vue par les Russes ? Vladimir Poutine a tenu à revenir sur ce point, indiquant que les Ukrainiens « ne sont pas seulement des voisins, mais des membres de notre famille ». Il considère que l’Ukraine moderne a été créée par les bolchéviques et il a rappelé que c’était Krouchtchev qui avait cédé la Crimée, chose que beaucoup de Russes avaient eu du mal a accepté. Il est ensuite revenu sur le démantèlement de l’URSS indiquant : « aujourd’hui on peut affirmer qu’il ne faut jamais se fier au contexte du moment ».
« En 1990, quand on parlait de l’unification de l’Allemagne, les États-Unis avaient promis qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN vers l’est. Ils ont beaucoup parlé, ils ont promis, c’était à l’orale et puis c’est tout. Ce renforcement de l’OTAN a eu lieu dans les années 90 et 2000, années où la Russie montrait sa bonne volonté de coopérer, notamment au sein du conseil Russie-Ottan », a affirmé le Président russe.
« Il n’y a qu’à regarder la carte pour voir comment les États-Unis ont rempli leur engagement. Il y a eu cinq vagues d’élargissement avec la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie, la Bulgarie, l’Estonie, la Slovaquie, la Hongrie, l’Albanie, la Croatie, la Macédoine du Nord, le Monténégro et l’OTAN est venue aux frontières de la Russie. La confiance mutuelle a été perdue, et la situation a continué de se dégrader, notamment en Pologne, où l’on est en train de préparer le terrain pour des missiles Tomahawk ou pour le missile Standard-6 », a expliqué Vladimir Poutine, se gardant bien de parler de ses missiles hypersoniques face auxquels les boucliers de défenses sont inefficaces, ce qui lui donne un avantage stratégique considérable.
« En 2018, il y a eu le sommet de Bucarest. Les États-Unis ont obtenu la décision que la Géorgie et l’Ukraine deviendront des membres de l’OTAN », a-t-il ajouté et cela lui est visiblement resté en travers de la gorge.
« En l’an 2000, quand le président Bill Clinton est venu à la fin de son mandat, je lui ai demandé comment il réagirait si la Russie adhérait à l’OTAN. Je ne vais pas vous dire exactement comment il a réagi, mais ce n’était pas une réaction modérée et on a vu ensuite ce qu’il s’est passé », s’est emporté le président russe.
L’Ukraine et les Etats-Unis accusés de tous les maux
Car il faut dire que son discours a tout de même été marqué par de nombreux dérapages. Il a accusé l’Ukraine de tous les maux : d’avoir volé le gaz russe, d’être un pays avec une forte corruption alors qu’il pourrait certainement balayer devant sa porte avant d’accuser ses voisins ukrainiens.
Il est également revenu sur les évènements de 2014. Selon lui, les radicaux ont utilisé le mécontentement des Ukrainiens soutenus par des aides extérieures : « Les Américains donnaient 1 million de dollars par jour aux protestataires, c’était fait de façon arrogante ».
Il est devenu ensuite plus menaçant : « Souvenez-vous de la tragédie d’Odessa, où des personnes ont été brulées vives, on connait les coupables et on fera tout pour les punir ».
« En 2019, presque 6 millions d’Ukrainiens ont été obligés de partir à l’étranger. Depuis 2020, 60 000 médecins ont quitté le pays », a ajouté Vladimir Poutine, sans mentionner les cyberattaques incessantes subies par l’Ukraine, qui mettent à terre son économie.
Lors de certaines déclarations, il a professé de graves accusations, à la limite de la paranoïa, comme lorsqu’il a indiqué que : « les États-Unis sont en train d’acquérir de nouvelles capacités offensives et nous avons de nouvelles informations qui nous font dire que l’invasion de l’Ukraine est déjà programmée », ou quand il a accusé les ukrainiens de préparer « dans le Dombass une sorte de Blitzkrieg ».
« Dans la doctrine militaire américaine, on sait qu’il est possible d’avoir une frappe de prévention et on sait bien que l’OTAN considère la Russie comme le principal danger », a-t-il affirmé.
La nécessité de trouver une porte de sortie
Il est également revenu sur le projet de traité que la Russie a présenté aux États-Unis au mois de décembre, dans lequel il y a trois points clefs : « le non-élargissement de l’OTAN, le renoncement d’installer des systèmes offensifs et le retour à la situation de 1997, quand a été signé le pacte fondateur Russie-Otan ». Des exigences auxquelles les Américains auraient pu difficilement accéder.
Comme le disait Hubert Védrine, l’élargissement de l’OTAN après le démantèlement de l’URSS ne se justifiait sans doute pas et le point de vue des Russes a été négligé, mais Vladimir Poutine a dépassé depuis longtemps le stade du simple ressentiment et c’est actuellement l’Ukraine qui fait les frais de sa politique expansionniste.
« Le discours de Poutine d’hier soir le confirme définitivement : le problème à ses yeux n’est pas l’adhésion ou non de l’Ukraine à l’OTAN, c’est l’existence même de l’Ukraine comme nation souveraine et libre », a réagi pour sa part sur son compte twitter le député européen Raphaël Glucksmann, avant d’ajouter : « personne n’entrera en guerre contre la Russie. Mais le choix n’est pas entre faire la guerre et ne rien faire et l’Union européenne a les moyens d’infliger un coût sévère au régime poutinien. Si elle ne se contente pas de demi-mesures ».
Dans la matinée du 21 février, juste avant le déploiement des troupes russes, Hubert Védrine, qui est décidément un invité prisé par les médias, était intervenu sur le plateau de TV5 Monde, indiquant que les sanctions considérables à l’encontre de la Russie depuis l’invasion de la Crimée étaient « un engrenage que l’on aurait pu éviter ».
« En 62 (…) les Américains avaient mis des missiles en Turquie, qui pouvaient toucher facilement l’URSS et Krouchtchev avait mis ces missiles à Cuba. Kennedy avait bien géré, avec sans froid, Krouchtchev a reculé. Après on a appris que Kennedy lui avait promis de retirer les missiles de Turquie et il l’a fait. Même à cette époque, avec une vraie guerre froide, il y avait eu une porte de sortie. Je ne vois pas pourquoi on serait moins intelligent qu’en 62. Il faut inventer une porte de sortie, sauf si Poutine commet l’irrécupérable en attaquant. Là on serait dans un autre monde », a déclaré Hubert Védrine qui recommande également de faire preuve de fermeté. Depuis lundi soir, cette porte de sortie semble en tout cas de plus en plus difficile à trouver.