Le 23 mars dernier, le Parlement européen a décidé de repousser à cet été la présentation de la stratégie « De la ferme à la fourchette », un ensemble de mesures portées par la Commission européenne dans le cadre du Green Deal. Le même jour, l’Union européenne annonçait l’autorisation d’exploiter les surfaces dites « d’intérêt écologique ».
Le 23 mars dernier, le Parlement européen a décidé de repousser à cet été la présentation de la stratégie « De la Ferme à la fourchette », un ensemble de mesures portées par la Commission européenne dans le cadre du Green Deal, qui vise à réduire de moitié l’usage des pesticides et de 20 % celui des engrais, à baisser de 50 % les ventes d’antimicrobiens pour les animaux d’élevage, et à consacrer un quart des terres cultivées à l’agriculture biologique d’ici à 2030.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, qui fait planer la menace d’une crise alimentaire mondiale, les lobbies et les conservateurs européens n’ont eu de cesse de critiquer cette feuille de route et d’appeler à augmenter les capacités de production du Vieux Continent.
L’initiative FARM, le programme alimentaire international piloté par l’Union européenne qui vise à soutenir les pays les plus fragilisés, semble justifier cet accroissement de la production.
Julien Denormandie, le ministre de l’Agriculture français qui s’est démené pour mettre en place ce programme, serait nettement moins enthousiaste au sujet de la stratégie « De la ferme à la fourchette ».
« L’agroécologie, ce n’est pas un projet politique. (…) Ce n’est pas une vision nouvelle dans le milieu agricole. Cela se fait trop au détriment des agriculteurs, des objectifs de production, de notre souveraineté agricole », déclarait-il dans un article de Mediapart publié le 19 octobre.
L’autorisation d’exploiter les surfaces « d’intérêt écologique »
Le 23 mars, l’Union européenne annonçait, par la voix de son commissaire européen Janusz Wojciechowski, l’autorisation d’exploiter les surfaces dites « d’intérêt écologique », c’est-à-dire des jachères, des prairies, des haies ou des arbres.
« Aujourd’hui, nous avons adopté une dérogation exceptionnelle et temporaire pour permettre la production de toutes cultures sur des terres en jachère », déclarait-il dans un tweet
Jusqu’ici, les exploitations agricoles dépassant quinze hectares devaient compter au moins 5 % de « surface d’intérêt écologique ». À partir du 1er janvier 2023, date d’entrée en vigueur de la nouvelle PAC (Politique agricole commune), les exploitations dépassant dix hectares étaient censées réserver au moins 4 % de leurs terres aux jachères. Ces mesures avaient été prises pour éviter l’appauvrissement des sols et la surexploitation.
Les écologistes alertent sur les conséquences de cette mesure
Les écologistes alertent sur les conséquences d’une levée de cette réglementation. L’exploitation des terres laissées au repos pourrait entrainer un important déséquilibre de la biodiversité.
« La nature est essentielle pour nos existences, indispensable, et la Commission européenne, en donnant des millions à l’industrie agroalimentaire, est en train de faire de la nature une victime de la guerre. On est en train de faire une erreur considérable, on se laisse mener par l’industrie de l’élevage, alors que c’est l’inverse qu’il faudrait faire », a objecté la députée Anja Hazekamp, également rapporteuse de la feuille de route « De la ferme à la fourchette ».
Les deux tiers des céréales produites en Europe ne sont pas destinées à nourrir les populations, mais à alimenter les élevages. L’argument de l’accroissement de la production pour venir en aide à la population mondiale ne tient pas debout.
« Greenpeace a calculé que 8 % de réduction de l’utilisation de céréales pour alimenter les animaux dans l’Union permettrait d’économiser suffisamment de blé pour compenser le déficit attendu en Ukraine à la suite de l’invasion russe », indiquait Compassion in World Farming, une organisation qui milite pour le bien-être animal, dans un tweet publié le 24 mars.
La pression des lobbies
Compassion in World Farming indique, sur son site Internet, avoir envoyé une « lettre aux ministres de l’Agriculture européens pour les avertir que les entreprises agroalimentaires déploient des efforts concertés pour atténuer les ambitions de la stratégie “De la ferme à la fourchette” ».
Dans un article publié le 19 octobre, Mediapart révélait en collaboration avec le consortium de journalistes européens Lighthouse Reports, comment les lobbies productivistes – et en particulier le Copa-cogeca, qui regroupe certaines organisations syndicales et professionnelles agricoles ainsi que des coopératives au niveau européen – œuvraient en coulisse pour tenter de torpiller cette stratégie.
Selon cet article, le Copa-Cogeca « faisait tout pour couler l’ambition de la Commission européenne » et « atténuer les objectifs » de la stratégie « De la ferme à la fourchette », « avec pour principal outil une manipulation des savoirs scientifiques autour de cette feuille de route ».
Le 9 septembre 2021, le lobby a par exemple mis en avant une étude financée par le Grain Club, une organisation de l’agrobusiness allemand dans le secteur des céréales et de l’alimentation animale, réalisée par une équipe de chercheurs de l’université de Kiel, en Allemagne. Cette équipe a avancé que « la mise en œuvre des objectifs de la stratégie “De la ferme à la fourchette” conduirait à une baisse de la production agricole européenne, à une hausse des prix, et l’alimentation du continent deviendrait en outre plus dépendante des importations ».
« Problème, la communication faite par le Copa-Cogeca autour de cette étude passe sous silence un autre résultat important : le revenu et le bien-être des éleveurs pourraient s’en trouver grandement améliorés », affirme Amélie Poinssot, la journaliste de Mediapart, dans son article en date du 19 octobre. « Le principal lobby agricole européen a lancé une petite musique autour de la stratégie “De la ferme à la fourchette” pour la disloquer ; il n’est pas près de s’arrêter », ajoute-t-elle.
« Différentes études de simulation, dont, par définition, les résultats dépendent des hypothèses retenues, ont systématiquement été exploitées politiquement à l’encontre de cette nouvelle orientation », confirme le député européen Éric Andrieu sur le blog de Mediapart, dans un billet en date du 24 mars.
« Ce qui se joue en réalité est une instrumentalisation éhontée de la part du lobby de l’agrochimie qui s’est promis d’avoir la peau d’un des principaux objectifs de la stratégie (“De la ferme à la fourchette”) : la baisse de moitié de l’usage des pesticides d’ici à 2030 », ajoute le socialiste qui fait partie des commissions agriculture et ruralité (AGRI), environnement et santé (ENVI) et coopération et développement (DEVE) du Parlement européen.
« Les enjeux de sécurité alimentaire que nous avons à affronter sont suffisamment tragiques pour ne pas laisser place à une exploitation cynique de la guerre en Ukraine par un lobby de l’agrochimie aux nombreux soutiens dans le camp conservateur », écrivait Éric Andrieu dans son billet.
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